CHAPITRE VII
L’antenne évasée du radar pivotait au-dessus du poste. Son oreille extraordinairement sensible ne perdait rien des bruits qui venaient du ciel. C’était une gardienne vigilante et sûre.
Non loin de là, l’Atlantique battait avec furie les falaises de Bretagne, bavait contre les écueils, se retirait, puis revenait à la charge, rageur et obstiné.
Le poste « K », l’un de ceux qui jalonnaient la côte Atlantique, ne payait pas de mine. Rien n’aurait pu déceler sa présence, hormis le radar qui tournait, inlassable capteur d’ondes.
A plusieurs pieds sous terre, protégés par des mètres cubes de béton, les hommes veillaient.
Ils étaient sept, pas un de plus, perdus quelque part sur la côte bretonne, à surveiller minutieusement le trafic aérien.
Penché sur l’échiquier, le sergent Kérier poussa sa tour sans conviction. Il savait que la partie était perdue pour lui et qu’il n’était pas facile de battre Rolgat.
Kérier grimaça et repoussa le jeu.
— Au diable cette partie d’échecs ! grommela-t-il en se dressant. Je me demande d’ailleurs pourquoi je m’obstine à jouer, alors que je perds à chaque coup.
Il contempla Rolgat qui souriait, navré.
— Evidemment, Rolgat, ce n’est pas de votre faute. Et puis non, je n’ai pas le cœur au jeu. Alors à quoi bon insister ? Je vais prendre l’air. J’étouffe ici.
Kérier se préparait à sortir lorsque Rolgat le retint par le bras. Kérier planta son regard dur dans celui du joueur d’échecs.
— Que me voulez-vous ?
— La prudence exige que vous endossiez votre scaphandre, avant de sortir.
— Ah ! Le scaphandre… Mais quand diable cesserons-nous de mener cette vie de taupe ? Nous ne pouvons même plus respirer en liberté.
Rolgat haussa les épaules, désolé. Il n’y pouvait rien. Le Grand Q.G. de la défense nationale venait de doter le poste de vidoscaphes protecteurs. C’était donc aller à l’encontre du gouvernement que de ne pas les utiliser.
En grognant, Kérier revêtit son encombrant costume. Avant de visser son casque, Rolgat l’entendit grommeler.
— Nous voici transformés en voyageurs interplanétaires, nous qui avons reçu l’ordre de ne pas bouger d’ici !
— Je vous accompagne, sergent, fit Rolgat. Je ne serais pas fâché de prendre un peu l’air, moi aussi !
Les deux hommes sortirent du poste souterrain et se dirigèrent vers les falaises. Ils ressemblaient à des monstres, brusquement jaillis de leur tanière. Ou bien à d’étranges créatures, venues d’un coin du ciel…
Ce ciel était gris aujourd’hui. D’un gris sale d’ardoise. Mais il ne pleuvait pas. Une brise assez forte amenait des senteurs humides, que ni Kérier, ni Rolgat, n’avaient le privilège de respirer.
Par le truchement de sa radio portative, Kérier manifestait son mécontentement.
— Vous me voyez, Rolgat, me présentant à ma femme sous cet accoutrement ?
— Evidemment, sergent, votre silhouette manque d’esthétique. Mais songez que l’ennemi invisible rôde peut-être aux alentours du poste, n’attendant qu’une occasion favorable pour mettre en batterie son rayon désintégrateur.
— Vous savez, Rolgat, au fond, je ne suis pas assuré sur la protection de nos scaphandres… Mais que se passe-t-il ?
Les deux soldats tournèrent la tête vers la plage et ils aperçurent un groupe d’hommes et de femmes qui arrivaient en courant. Tous semblaient talonnés par l’épouvante.
Lorsque le groupe passa à sa hauteur, Kérier s’élança et agrippa l’un des hommes.
— Pourquoi fuyez-vous ? Que se passe-t-il ? L’homme regarda le sergent avec des yeux exorbités. Son front luisait de sueur. Ses jambes tremblaient et avaient peine à supporter le poids de son corps.
Il fit signe qu’il ne comprenait pas et Kérier ôta alors son casque.
— Où allez-vous donc ainsi ?
— Brest vient de recevoir la visite des agresseurs interplanétaires. Les morts se chiffrent par centaines. Nous fuyons…
L’homme essayait d’échapper à l’étreinte de Kérier, tant il avait hâte de s’éloigner. Le sergent lui lâcha le bras et le malheureux détala à toutes jambes.
Kérier haussa les épaules.
— Quand diable comprendront-ils qu’au lieu de fuir, s’exposant ainsi davantage à l’ennemi, ils feraient mieux de se barricader dans leurs maisons ?
Il rajusta son casque et se tourna vers Rolgat qui sondait du regard la tache verte de l’Atlantique.
— Vous avez entendu ? L’ennemi envahit Brest. Il se trouve donc à trente kilomètres de là…
A ce moment, une voix résonna derrière lui. Un soldat en combinaison protectrice arrivait à toutes jambes.
— Sergent, le radar vient de détecter la présence d’un engin volant à 6.000 km/heure. Il se dirige en droite ligne vers la France et doit se trouver, actuellement, à trois cents kilomètres de la côte.
— Quelle altitude ?
— Douze mille mètres, environ.
— Bon sang ! hurla Kérier. Trois cents kilomètres, dites-vous ? Dans trois minutes il aura atteint notre pays.
Le sergent se rua sur le téléphone et se mit d’urgence en communication avec le Q G.
— Allô, le Q. G. ? Ici le poste « K ». Engin se dirigeant vers la France. Vitesse 6.000 km/heure. Altitude 12.000. Attends des ordres pour passer relais à poste « M ». Terminé.
Kérier raccrocha, mais presque aussitôt, il fut rappelé.
— Comment ? Ah ! bon… Parfait. En voilà une histoire. D’accord, l’ordre sera exécuté.
Kérier se tourna vers ses hommes. Son regard froid alla de l’un à l’autre.
— Ordre est donné d’abattre immédiatement cet engin. Préparez-vous.
Les soldats revêtirent leurs combinaisons protectrices et un grand panneau coulissa au-dessus des têtes. Un pan de ciel apparut.
Dans le poste, un ronronnement caractéristique naquit. Une espèce d’ascenseur émergea de terre, portant une fusée miniature qui ne dépassait pas un mètre de longueur.
L’un des soldats manipula des boutons.
— Prêt, dit-il simplement.
— Allez-y ! hurla Kérier en abaissant le bras.
Une éblouissante lueur de magnésium aveugla les hommes et la fusée téléguidée monta en flèche vers le ciel. Le panneau se referma sans bruit et Kérier soupira.
— Cet engin, volant à 6.000 km/heure, ne pourrait être qu’une fusée lunaire ou expérimentale. Or, tous les départs des fusées ont été suspendus. Voilà ce que m’a communiqué le Q.G. qui est en rapport direct avec tous les Etats. Jusqu’à cette heure, aucun engin terrestre, pouvant atteindre cette vitesse, n’a pris l’air.
Le soldat qui manipulait des boutons se tourna vers Kérier. Son visage n’exprimait ni la satisfaction, ni le mécontentement.
— Objectif atteint.
Le radar confirma la réussite de l’opération et Kérier se caressa le menton.
— Ouf ! J’ai la ferme conviction que nous avions affaire à un astronef ennemi. Mais je m’étonne que les brigades de surveillance spatiale, disposées sur les trois satellites artificiels, n’aient pas détecté la présence de cet engin. Enfin, logiquement, un astronef s’approchant de la zone d’attraction de notre planète est automatiquement détecté par les brigades spatiales. Alors je ne comprends pas.
Rolgat alluma une cigarette.
— Bah ! Nous verrons bien. L’engin s’est abattu sur notre sol, et une équipe de techniciens doit déjà se diriger vers le point de chute.
Avant d’ajuster le casque de son scaphandre, Kérier montra ses dents dans un sourire. Et il y avait longtemps qu’il n’avait pas souri…
— Bizarre, certes… Mais nous avons fait quand même du bon travail, les enfants. Si nous parvenons à intercepter le renfort que reçoivent nos agresseurs, la victoire finale ne nous échappera pas.
— Où allez-vous, Kérier ? demanda Rolgat en fronçant le sourcil.
— Vous me regardez, Rolgat, avec l’œil de quelqu’un qui me contemple pour la dernière fois. Soyez rassuré, je n’oublie pas mon casque protecteur. D’ailleurs, si vous voulez venir avec moi…
— Volontiers. A défaut de respirer, on peut toujours admirer le décor, qui, s’il ne varie pas, est tout de même moins borné que celui du poste.
Les deux hommes sortirent à l’air libre et Kérier mit ses poings sur ses hanches.
— Réfléchissons bien. J’admet que notre agresseur soit invisible mais cela ne l’empêche pas de laisser des traces sur le sol. Un sol meuble, évidemment, comme c’est le cas ici. Cherchons, Rolgat. Oh ! Sans conviction bien sûr.
Les deux soldats se séparèrent et Rolgat vit le sergent disparaître derrière le petit monticule de terre qui seul, indiquait la présence du poste « K » surmonté de l’antenne radar.
Mais alors que Rolgat se baissait pour examiner le sol avec soin, un extraordinaire phénomène lui coupa le souffle. Son regard ne put se fixer sur la fantastique clarté et le champion d’échecs ferma les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, il ne distingua plus rien d’anormal, mais un affreux soupçon traversa son esprit.
Il tira le pistolet électrocuteurs qui ne quittait pas sa ceinture, et s’élança aussi rapidement que le lui permettait son scaphandre.
— Kérier ! Kérier ! hurla-t-il.
Il contourna le tertre et s’arrêta net. Un cri s’étrangla dans sa gorge.
Kérier gisait sur le sol, la face contre terre, et Rolgat s’approcha avec d’infinies précautions. Il s’agenouilla auprès de son compagnon et retourna le corps.
Ses yeux s’exorbitèrent et une folle terreur s’empara de lui. Sa main qui tenait le revolver tremblait, et son cœur cessa de battre soudain.
— Ce n’est pas possible…
Le verre spécial, qui constituait le hublot du scaphandre de Kérier était brisé. D’ailleurs, on pouvait en apercevoir les différents morceaux sur le sol.
Mais l’épouvante de Rolgat ne venait pas de là. Le soldat pouvait plonger sa main à travers le hublot brisé, ses doigts ne rencontraient que le vide !
Un vide hallucinant. Le corps de Kérier s’était littéralement volatilisé !
Fou de rage et de terreur, Rolgat se dressa et déchargea à plusieurs reprises son pistolet électrocuteur. Les éclairs de mort jaillirent, silencieux.
— Malédiction ! râla Rolgat. Nos scaphandres sont inutiles ! L’ennemi montre sa supériorité sur toute la ligne. Nous sommes perdus. La mort de Kérier le prouve.
Brusquement, le soldat sentit un choc à la face. Le hublot de son casque venait de voler en éclats et une pierre le frappa en plein visage.
Il poussa un cri de douleur et se voila vivement la face de ses mains gantées.
— Je comprends… Je comprends tout…
Il se mit à courir vers le poste « K », les mains sur son visage tuméfié. Il n’alla pas loin.
Un halo éblouissant l’entoura, l’espace de trois secondes. Il tituba, comme un homme ivre. Ses bras ballottèrent. Ses jambes s’affaissèrent. Finalement il s’écroula, victime sans gloire de l’arme infernale…